Salon du livre 2022

Du 18 au 21 novembre – Maison de la Culture, Tahiti

Hommage à Dewe Gorode

25 Oct. 2022 | Lire en Polynésie 2022

Centre des métiers d'art cema
Chantal T. Spitz

TOI DEBOUT

D’une île à l’autre disais-tu
D’une île à l’autre les mêmes
Mêmes femmes mêmes hommes
Mêmes rêves mêmes réveils
Mêmes paroles mêmes parents

Toi
Debout

Comment faire le compte du matrimoine
Donné sans compte
Parce que les convictions
Parce que le partage
Parce que la solidarité
Parce que la seule façon c’est la lutte
Parlais-tu

Toi
Debout

« Dire le vrai » dans un pays de silences
Démêler les fers barbelés des histoires assiégées
Déposséder les puissants de leurs arrogances
D’un bord de l’autre
Faire œuvre de résilience
Construire l’humain
Écrivais-tu

Toi
Debout

Partout
Infatiguée infatigable
Dans un espace d’hommes
Femme
Kanak
Océanienne
Porteuse d’humanité

Toi
Debout

En nous
En nos mémoires
En nos entrailles
En ce que nous sommes
Comment faire le compte
Comment faire le compte

Toi
Debout
Immense
Merci Madame
Merci Déwé
Merci pour tout
Merci pour tout le reste
Merci de nous aider
À tenir debout

Chantal T. Spitz

Centre des métiers d'art cema
Louis José Barbancon

Déwé Gorodé ou «l’impatient soleil»

Témoignage prononcé à l’occasion du Salon international du livre océanien, Nouméa, le 2 octobre 2022.

J’ai dix-neuf ans lorsque je rencontre pour la première fois Déwé. Nous sommes en 1969. Déwé a vingt ans, elle vient de réussir le bac 1968, celui de Fote Trolue ou encore de Pierre Frogier.
Elle a rejoint Montpellier pour poursuivre des études en lettres modernes. Fote Trolue et Christian Boissery sont allés la chercher à l’aéroport, dans la vieille traction Citroën que Christian conduit, disons à la caldoche, pour l’amener à sa chambre de la cité universitaire du Boutonnet. Je la rencontre quelque temps après, alors que nous sommes venus avec l’équipe des Calédoniens d’Aix-en-Provence disputer un match de foot contre ceux de Montpellier. Je me souviens encore de cette silhouette, à la coupe Afro, emmitouflée dans son manteau d’hiver, assistant sur le bord du terrain, à nos «exploits».
Un ou deux ans plus tard, à Nouméa, pendant des vacances universitaires, Déwé demande à me voir pour me parler de son frère Poindet. Ce dernier était en stage professionnel à Marseille, et il venait souvent à Aix, chez moi ou au local que l’Association louait, pour participer à nos activités ou au foot, où son pied gauche était redoutable. Sachant que je devais retourner sur Aix, elle me donne une enveloppe à lui remettre. Cette enveloppe contenait une somme d’argent conséquente, du moins pour nos budgets étudiants. Un geste banal me direz-vous. Pas pour moi, pas dans le contexte de l’époque.
Déwé n’avait pas encore fait de la prison pour ses opinions politiques, mais depuis 1969, elle était l’une des figures des Foulards rouges. Dans le milieu calédonien, elle faisait forcément partie de ces anti-blancs et était considérée comme l’égérie d’une idéologie raciale et donc raciste. Pourtant c’est à un jeune Blanc de son âge, qui n’avait pas encore pris toute la dimension de la revendication kanak, qu’elle s’adresse. Tout n’était donc pas aussi simple, ni aussi simpliste que ce que la pensée dominante voulait bien affirmer.
Déwé ou le contraire de la simplification et du simplisme.
J’ai vérifié bien des fois cette vérité. Je ne m’attarderai que sur l’aventure de Caledoun.
En 2011, le président de la République, Nicolas Sarkozy, décide de lancer «l’année des outre-mer». Il en confie l’organisation à l’écrivain antillais Daniel Maximin. Chaque collectivité est chargée de proposer une manifestation culturelle la représentant. Ici, Déwé est membre du gouvernement chargée de la culture et il est acquis que cette manifestation mettra en valeur la culture kanake. Je lui soumets alors un projet différent. Pourquoi ne pas profiter de cette opportunité pour évoquer l’histoire des «Arabes» de Nouvelle-Calédonie, Caledoun en arabe. Celle de ces issus d’un autre peuple colonisé, transportés au bagne de «la Nouvelle», et devenus par une inversion de l’histoire, des colonisateurs forcés. Elle ne m’a pas répondu tout de suite, mais elle a accepté de monter à Bourail, à l’invitation de Taïeb Aïfa, à une présentation de photos et de documents montrant les conditions de vie misérables de ces premiers Arabes de Nessadiou entre autres. Je me souviens, après la projection, de son regard me fixant et de ses paroles avec cette voix qu’elle savait rendre douce: «Mais alors, c’est comme nous». Tout était dit, et tout a pu commencer. Déwé avait conçu un projet qui allait bien au-delà, de mon initiative initiale. Elle avait décidé de joindre à la délégation des descendants d’Arabes, une délégation de l’aire coutumière A’jie Arhô. Ce sont ces coutumiers qui ont ouvert chaque manifestation à Paris, à l’Institut du monde arabe, puis plus tard en Algérie. Imaginez-vous, une délégation des descendants de ceux qui avaient perdu leurs terres à Nessadiou, à Boghen, à Nekou, conduisant une délégation de ceux que l’administration coloniale avait installés sur ces mêmes terres. Quel symbole de cette volonté de vivre ensemble! Pensez-vous qu’il soit possible qu’aujourd’hui une délégation officielle d’Algériens conduise une délégation de pieds-noirs en Algérie?
En privilégiant les forces positives de ce pays, Déwé l’a fait.
À Alger, en 2013, à la tête de cette même délégation du pays, invitée par le gouvernement algérien, Déwé est reçue comme un ministre d’un État souverain. Elle a son propre chauffeur, ses gardes du corps et s’entretient directement avec ses homologues algériens du ministère des Moudjahid, c’est-à-dire des combattants. Et là, à ces dirigeants du FLN, du Front de libération national, elle, la représentante d’un autre FLN, la militante anticolonialiste exprime le vœu que soit rajouté au programme officiel, une visite à Tipaza sur les pas d’Albert Camus.
Tout Déwé est dans cette demande. La militante politique et l’amoureuse de la littérature, l’admiratrice des grands auteurs, des grandes plumes, des grandes consciences, fussent-ils descendants de colons. Dans mes moments d’optimisme, il m’arrive de me dire que toute la revendication kanake est ainsi, mais c’est une autre histoire.

Déwé c’est aussi ce message, ô combien actuel, qu’elle délivre à l’ouverture du comité de pilotage des signes identitaires qu’elle préside entre 2007 et 2010. Que nous demande-t-elle?
«D’abandonner une partie de nous-mêmes, pour aller vers l’un vers l’autre». Notre génération, qui a pourtant réussi beaucoup, n’y est pas parvenu, aussi plus que jamais, il appartient à notre jeunesse de porter ce message de Déwé.
Déwé c’est encore cette réponse fulgurante à un interlocuteur lui faisant remarquer que dans l’état actuel de la société kanake, les femmes n’étaient pas prêtes à occuper des fonctions politiques: «Non, ce sont les hommes qui disent cela, nous nous sommes prêtes!»

«Dans la brisure de l’aube
Elle court encore la rosée rebelle
Des clairs matins de Kanaky
Perles de sang au cou
De ses impatients soleils.»

Ces vers sont extraits de l’un de ses poèmes, daté du 13 février 1985, un mois tout juste après la mort d’Éloi Machoro et Marcel Nonaro et leur sont dédiés. Ils renvoient au recueil d’Aimé Césaire Soleil cou coupé lui-même inspiré par un texte de Guillaume Apollinaire. Ces «impatients soleils», ce sont Éloi, Marcel, mais aussi les chefs tués, fusillés, exilés.
Quand Déwé est tombée – car souvent dans le monde kanak, les personnages importants ne meurent pas, ils tombent comme des pins colonnaires ou de grands cocotiers – j’ai pensé qu’elle avait rejoint les «impatients soleils» de ses vers et dans l’instant même où je formulai cette pensée, je me suis dit «mais j’ai tout faux! ». Déwé n’a pas besoin de les rejoindre. L’impatient soleil, c’est elle! Impatiente, elle le fut dans sa lutte pour que son pays devienne une nation souveraine, dans son combat pour les femmes, dans sa défense de la littérature et soleil elle le restera par ses écrits qui nous ont éclairés et nous éclaireront encore longtemps comme ces soleils pourtant disparus qui s’obstinent à nous faire parvenir leurs impatientes lumières.

Centre des métiers d'art cema
Walles Kotra

Dewe: une femme, des mots et un rêve

Dewe, ce fut d’abord une silhouette. Un petit bout de femme, coiffure afro et poing levé au ciel. C’est une photo datée de 1969. Le tribunal de Nouméa jugeait Nidoish Naisseline et les militants des Foulards Rouges. Ils avaient eu l’outrecuidance de dénoncer le racisme colonial et proclamer la beauté de la culture kanak. Comme des dizaines de militants, Dewe se retrouvera au camp Est, la prison de Nouméa, accusée d’avoir dénoncé l’injustice. C’est dans sa cellule qu’elle griffonnera ses premiers poèmes.
Dewe, c’est ensuite une Parole. Ses mots ont surgi comme une résurgence. Limpides et puissants. Trempés dans la souffrance et l’humiliation, façonnés par l’éducation de son père Waïa, enrichis par ses lectures, ses rencontres et son riche parcours. Depuis «Sous les cendres des conques» (1985), ses poèmes, ses livres ou ses discours ont secoué bien au-delà de la Nouvelle-Calédonie. Intraitable avec les injustices, célébrant l’engagement notamment des femmes, ce grand écrivain d’Océanie a su émouvoir en allant à l’intérieur de nous-mêmes révéler à la fois nos tendresses, nos richesses et nos lâchetés.
Dewe, c’est enfin un rêve. Le rêve d’un pays libre fier de sa citoyenneté. Ce fut son dernier combat. Un pays respectueux de la culture kanak mais qui ne se confond pas avec une communauté. Un pays qui donne pleinement la place aux femmes et qui intègre aussi tous les exclus. Un pays enraciné en Océanie mais ouvert sur le monde. Un peu à l’image de sa terre natale: Pwaraïriwa. Ponhériouen. Traduisez: «l’Embouchure du fleuve». Là où les courants se frottent, se mélangent, se tutoient et finalement se reformulent avant de se jeter dans l’Océan Pacifique.
C’est le 14 aout dernier que Dewe nous a quittés. Eclairs, tonnerre, pluie, inondations… Ce jour-là, le pays était en larmes. Insensible aux hommages et aux caprices du temps, elle a ramassé à la hâte son bloc et son stylo pour retrouver sereinement ses ancêtres quelque part dans la vallée de la Tchamba ou là-haut, au sommet de l’Aoupinié. Et derrière son sourire en coin, elle a continué inlassablement à rechercher les mots justes pour que les «échos de l’Embouchure» se perpétuent. Et qu’ils transmettent aux générations futures le combat d’une femme d’Océanie pour un Pacifique plus libre et plus juste.

Walles Kotra