Barbara Glowczewski
L’alliance des peuples au service de la planète
Barbara Glowczewski, anthropologue, directrice de recherche au CNRS, travaille avec les Warlpiri et d’autres peuples aborigènes d’Australie depuis 1979. Son dernier livre met en valeur des alliances d’Aborigènes avec d’autres peuples, dont les Polynésiens, pour la justice sociale et environnementale.
Votre dernier livre Réveiller les esprits de la terre parle des luttes pour défendre la terre des Aborigènes d’Australie et d’autres peuples et collectifs dans le monde. En quoi ces luttes répondent-elles aux urgences climatiques et alimentaires ?
«Depuis 43 ans, je travaille comme anthropologue avec des Warlpiri du désert et d’autres peuples d’Australie. J’ai vu la pertinence des liens ancestraux qu’ils entretiennent avec les plantes, les animaux et les phénomènes climatiques ou astronomiques. Grâce à leurs savoirs, des Aborigènes contribuent au succès de programmes visant à empêcher l’extinction de certaines espèces animales, évincées par le bétail importé dont les sabots ont détruit les sols. La technique de petits feux pratiquée depuis des millénaires pour empêcher les mégafeux est louée. Les Aborigènes sont employés par les parcs nationaux pour ce travail de soin de la terre donné comme modèle lors de la COP 21 en 2015 afin de combattre les émissions de carbone. Hommes et femmes disent «nettoyer» la terre par les petits feux allumés lors de la chasse et de la collecte en brousse. Ainsi, ils empêchent certaines plantes d’en étouffer d’autres et de s’enflammer de manière dangereuse pendant la saison sèche. Cet écobuage est aussi nécessaire pour des plantes comestibles dont les graines éclosent grâce au feu. Nombreux sont aussi les Aborigènes à se battre pour tenter d’empêcher la destruction des terres par les mines ou la fracturation hydraulique pour le gaz de schiste qui détruisent les sols et polluent les eaux.»
Vous avez préfacé le livre de l’auteur aborigène, Bruce Pascoe, intitulé L’émeu dans la nuit et paru chez Petra en 2022, que nous apprend-il qui puisse nous aider aujourd’hui?
«Pascoe, essayiste aborigène très engagé, a été nommé en 2020, professeur d’études agricoles à l’université de Melbourne. Cela fait suite à des années de débat public autour des thèses qu’il défend pour valoriser l’existence d’une protoagriculture ancestrale. Il s’appuie sur une multitude d’archives dont l’importance fut minimisée ou incomprise. En effet bien des explorateurs, archéologues ou géographes, ont décrit des pratiques aborigènes mettant en valeur leurs terres pour assurer la fertilité de toutes les espèces, animales ou végétales comme les ignames et les graines avec lesquelles ils faisaient du pain. Pascoe appelle à favoriser la consommation de nourritures natives, souvent déjà collectées et produites par des petites entreprises aborigènes qui trouvent de plus en plus de demandes dans les boutiques et les restaurants des villes.»
Quel message retenir de tout cela?
«De nombreux peuples sont riches de savoirs, il faut les écouter et encourager les pratiques traditionnelles de soin de la terre qui ont fait leurs preuves en assurant tant la biodiversité que la diversité humaine dont nous avons besoin pour réparer la planète.»
Becky Manawatu
Bones bay : l’espoir après la tragédie
Quand une journaliste veut parler d’émotion et d’humanité dans des situations sociales par trop banalisées selon elle – violence, alcool, drogue – ça donne Bones Bay, traduction française de Auē, le premier roman de Becky Manawatu paru en 2020 en Nouvelle-Zélande. Elle y trouve le moyen de guérir un peu d’un drame familial, et d’explorer « un questionnement sur elle-même et sur ceux qui l’entourent ».
Comme partout où elle est passée jusqu’à présent, Becky Manawatu ne laissera pas la Polynésie indifférente aux crimes commis dans le secret des foyers. Journaliste de profession, elle vient présenter à Tahiti son premier roman, Bones Bay, traduction française par David Fauquemberg de Auē, paru en 2020 en Nouvelle-Zélande. Cette fiction si réaliste, c’est l’histoire d’une famille défigurée par les maux de la société néo-zélandaise : drogue, alcool, gangs, désignés aussi comme les restes de la colonisation. Mais avec la délicatesse de l’autrice, Bones Bay devient un message d’espoir pour les oisillons semblables à ses personnages, emportés dans les tempêtes les plus injustes de la vie.
Quels sont les principaux événements qui vous ont conduit à ce point de votre carrière ?
Je pense que le mal du pays a été une raison importante dans l’écriture de Auē, alors que mon mari et moi étions en Allemagne avec nos deux enfants. Une tragédie causée par la violence dans ma famille a provoqué une fracture dont nous n’avons jamais complètement guéri. Les histoires m’ont toujours réconfortée, je les recherche pour ma propre guérison et ma compréhension de ce que signifie être humain. Les principaux événements de la vie sont toujours un moment où nous sommes confrontés à des questions sur nous-mêmes et sur ceux qui nous entourent – ces questions me poussent d’abord à lire, puis à écrire.
Pourquoi avez-vous choisi le Tui, cet oiseau, comme fil d’Ariane ? A-t-il une signification particulière dans la culture maorie ?
Tous les oiseaux endémiques d’Aotearoa ont une signification particulière. Le tūī est significatif pour Auē car j’ai rêvé de ces oiseaux pendant que j’écrivais le livre. Dans le rêve, j’ai vu trois œufs s’ouvrir et, alors que je regardais, trois Tui noirs et brillants – adultes, pas des bébés – sont sortis des coquilles et se sont envolés dans le ciel. J’ai pris cela pour un bon tohu (signe/présage), bien que je n’aie jamais été sûre de la signification du rêve ou de la justesse de mes propos. À Rakiura, il y a beaucoup de Tui, et c’est de là que viennent mes ancêtres Māori. Je trouve que ces oiseaux sont à la fois très effrayants, d’aspect gothique, mais aussi très beaux et avec un chant magnifique.
Qu’en est-il de votre prochain roman ? Y travaillez-vous actuellement ?
Je suis en train d’écrire un roman sur Tante Kat – l’un des personnages de Bones bay. J’y travaille actuellement très dur. Elle est forte, belle et aimante, mais à cause de son partenaire oppressant, l’oncle Stu, on ne le voit pas dans Auē. Je voulais être à nouveau avec elle, l’entendre et la voir reprendre son pouvoir.
Célestine Hitiura Vaite
Célestine Hitiura Vaite: «Être écrivain, c’est ouvrir les cœurs»
Le salon du livre 2022 accueille l’incontournable autrice de la trilogie de l’arbre à pain, Célestine Hitiura Vaite. Elle revient encore une fois à sa terre d’origine, depuis l’Australie où elle a déployé son potentiel créatif depuis maintenant 22 ans, avec un projet de quatrième roman en français cette fois-ci, car «c’est la langue qui lui est venue».
Parce que sa plume passionnée la rend intemporelle, l’AETI réserve pendant le Salon du livre 2022 sa place à une autrice incontournable d’Océanie : Célestine Hitiura Vaite. Tahitienne originaire de Faa’a, installée en Australie dans sa jeunesse, elle fête les 22 ans de son tout premier roman – L’arbre à pain. C’est l’histoire de Materena, mère de trois enfants, vivant dans un quartier populaire. Leurs mots à cheval entre le français, l’anglais et le parler local, mais aussi le « soleil » que met Célestine dans ses récits ont porté L’Arbre à pain, puis Frangipanier et Tiare sur le haut de la pile.
Depuis la publication de Tiare, quel a été votre parcours?
Après Tiare je n’ai pas ressenti le désir, la passion d’écrire un autre livre. J’avais passé presque quatorze ans avec la trilogie de Materena. On m’a demandé un quatrième livre sur Materena, mais elle ne voulait plus parler. Materena avait déjà tout dit.Néanmoins, j’ai continué de travailler dans le monde libérateur de l’Écriture. Je dis libérateur, car le monde de l’Écriture a beaucoup, beaucoup de branches. J’ai écrit de nombreuses petites histoires depuis Tiare. J’ai aussi enseigné bénévolement l’Écriture Créative pendant des années. Je le fais toujours.
J’ai écrit pour une conférence sur le changement climatique. Je ne suis pas une scientifique, mais j’avais mon angle. Ra’iroa. L’île maternelle de ma Maman, en particulier Tiputa. Terre saisie. Terre domaniale. Histoire foncière. Cela peut prendre des années et des années, et des années. Ce n’est pas facile d’avoir comme adversaire la République française. Mais il ne faut jamais abandonner la terre. Il faut continuer de se battre au tribunal. Terre reconquise. Terre en danger maintenant avec le changement climatique. Beaucoup de scientifiques à la conférence n’avaient aucune idée des terres domaniales sur les îles basses de la Polynésie Française.
Quels sont vos projets littéraires actuellement?
Être écrivain c’est ouvrir les cœurs. J’ai écrit pour une anthologie. Grand-mothers. Essays by 21st Century Grandmothers. J’ai écrit pour un opéra. Ihitai ‘Avei’a – Star Navigator. Et récemment un livre pour enfant avec ma fille. Je travaille aussi sur mon quatrième livre.Ce livre-là je l’écris en français. Pourquoi en français? Alors qu’avant j’écrivais en anglais. J’écris dans la langue qui vient à moi. De quoi parle le livre? De Tahiti et de l’Australie.
Flora Devatine
Maruao: quand Flora Devatine inspire le Pacifique anglophone
La revue Littérama’ohi célèbre l’œuvre de sa créatrice, Flora Aurima Devatine, avec une publication hors-série intitulée «Maruao» à paraître lors du Salon du livre 2022. Plusieurs de ses poèmes ayant été traduits en anglais par des professeurs du Pacifique mais aussi quelques-uns en tahitien y sont regroupés. C’est l’œil bienveillant d’Estelle Castro-Koshy, enseignante chercheuse en littérature qui analyse puis a fait appel à plusieurs contributeurs pour commenter ses œuvres.
Pour ses vingt ans, Littérama’ohi sort, en plus de sa revue n° 26, un hors-série dédié à l’œuvre de Flora Aurima Devatine, créatrice de la revue. Il contient des traductions en anglais de certains de ses nombreux poèmes, utilisés par des professeurs du Pacifique, ainsi que quelques écrits en tahitien et aussi un commentaire évoquant la traduction de quelques poèmes en langue des signes, pour un résultat «très touchant» selon l’autrice. La rédaction de ce hors-série intitulé Maruao a été dirigée par Estelle Castro-Koshy, enseignante chercheuse, spécialiste de littérature aborigène d’Australie et traductrice qui s’intéresse de près à la littérature Polynésienne depuis quelques années.
Estelle Castro Koshy, de ton point de vue, qu’est-ce qui caractérise son travail ?
La finesse, la délicatesse, le rythme, l’innovation, l’ingéniosité, la profondeur, l’iridescence, l’humilité, la dimension «capacitante», pour reprendre le terme de Cynthia Fleury, c’est-à-dire qui cherche une «vérité qui permet la sublimation, la résilience et le rétablissement, non la vérité qui parfois ne produit rien d’autre que l’assignation à résidence douloureuse». Sa capacité à éveiller les consciences, comme l’ont fait remarquer plusieurs contributeurs. Son profond ancrage dans sa culture polynésienne et ses invitations à accueillir tout un chacun, l’inconnu et le connu, l’in-vu et l’invisible en poésie. Flora Aurima Devatine est une poétesse et penseuse contemporaine majeure. Sa poésie touche des personnes d’horizons très différents, et sa pensée nous élève tout en nous invitant à l’humilité.
Flora Aurima Devatine, quel est ton univers littéraire?
Peut-être qu’ici, on est formatés à la définition de la littérature, de l’écriture française, et moi, je viens avec une écriture qui est indépendante, libre en fait. Je ne l’ai pas recherché, ça s’est imposé parce que je suis partie de l’oralité dans ses formes traditionnelles avec les pata’u les anau les fa’ateni fa’atara, ça fait partie du fonds de pensée, de culture, de civilisation tahitienne et puis les choses d’aujourd’hui aussi. Ça peut déstabiliser et ce n’est pas forcément recherché par les éditeurs. Mon univers, c’est la poésie dans tous ses états, et dans tous les genres poétiques.
La liberté a-t-elle été importante dans ta vie et ton écriture?
C’est de pouvoir écrire sans être freinépar la langue, ni par les genres, par la façon d’écrire, par son style finalement. Il y a beaucoup de freins dans les têtes, et si chacun reste dans sa grille d’approche, on ne peut pas se rencontrer, ni communiquer. Il faut s’ouvrir et faire tomber tout ça. Beaucoup de gens ici ont des choses à dire, ont une pensée profonde à laquelle on n’a pas accès parce qu’eux pensent qu’ils ne savent pas écrire, qu’ils ne savent pas dire les choses et ils ont peur d’être mal jugés sur le fond et sur la forme.
Gabriel Leviennois
«Je mange donc nous sommes»
Il a fondé le restaurant Au p’tit café. Gabriel Leviennois est aussi à l’origine, entre autres, de Pacific Food lab, le cluster de l’alimentation durable. Polynésien d’origine, il a sillonné les îles du Grand-Océan. Il s’est finalement installé en Nouvelle-Calédonie où il est devenu un acteur incontournable de la transition alimentaire.
Gabriel Leviennois qu’est-ce qui vous anime en tant que chef cuisinier?
«Je suis depuis toujours la même démarche, je vise la résilience et la durabilité. Le sujet de l’alimentation devient enfin, mais depuis peu, un sujet sociétal, culturel, environnemental, éducatif… Il revient, doucement, au centre. Il reprend sa place fondamentale, de pilier du bien-être personnel et commun.Il semble, vu la situation de la planète, qu’il y ait un problème à régler. Je pense qu’une autre façon d’appréhender la question est possible. Nous pouvons passer par le versant ensoleillé de la montagne pour trouver des solutions. »
C’est-à-dire? Quel serait le point de vue à adopter?
«Nous pouvons envisager un chemin plus agréable que les injonctions et interdictions en passant par le partage, le goût, la saveur. Je pose un autre cogito que ‘Je pense donc je suis’ qui serait ‘Je mange donc nous sommes’. Ce qui entraînerait un changement de paradigmes. Que peut-on faire? D’où venons-nous et où souhaitons-nous mener notre pirogue? Quel voyage voulons-nous faire ? Il faut mettre le cap sur le succulent, le délicieux de chaque bouchée, sur la sobriété savoureuse, penser au bien-être de soi-même et des autres.L’idée n’est pas d’avoir à manger, mais d’être à manger. »
Comment agir? Quels sont vos leviers?
«Tout passe par l’assiette. Dans chaque bouchée doit se trouver un concentré de ce qui nous ramène à notre histoire. Il y a, comme sur une pirogue double, d’une part ceux qui alimentent et de l’autre ceux qui s’alimentent. Nous sommes complètement déconnectés de notre environnement comestible. Comment faire une passerelle entre ces deux mondes? Il faut déterminer et formaliser ce qui pourrait devenir les iato.»
Vous avez fondé Au p’tit café, quel est le concept de ce restaurant?
«Le chef et les cuisiniers créent chaque semaine de nouveaux plats en fonction des produits de saison. Le restaurant se tourne toujours plus vers le développement durable, le respect de l’environnement en évitant au maximum le gaspillage et en gardant la saveur au cœur du tout. L’idée? Bien se nourrir, se respecter, se faire plaisir. Aujourd’hui le restaurant vogue sans moi, il y a une équipe bien installée sur place. Je me suis tourné vers le projet Uma kitchen. Le terme signifie ‘la cuisine de la case, de la maison’ en langue Drehu. Uma est aussi le diminutif de Umami, la saveur délicieuse en japonais. C’est une émission culinaire où des chefs cuisiniers amateurs vont créer à partir de produits locaux. L’un des défis majeurs de l’anthropocène est de remettre du sens dans notre acte de manger avec les ressources dont nous disposons autour de nous.»
Vous êtes toujours engagé au sein de Pacific Food Lab, le cluster de l’alimentation durable en Nouvelle-Calédonie né en 2014?
«Oui, nous y menons divers projets dont Bien manger pour mieux apprendre, Cantines à l’unisson et autres opérations auprès des cuisines scolaires. Mais ce ne sont là que des exemples parmi d’autres.»
Gabriel Leviennois, chef engagé et impliqué
Il a fondé un restaurant. Mais là n’est pas la seule initiative du chef cuisinier Gabriel Leviennois. Polynésien d’origine, il est installé en Nouvelle-Calédonie où il a ouvert Au p’tit café en 2007, il a également lancé Pacific Food Lab le cluster de l’alimentation durable en 2014 ou bien encore Uma Kitchen une émission culinaire née cette année. Chacune de ses créations, qu’elles soient culinaires, participatives, collaboratives, informatives, pédagogiques visent les mêmes objectifs : le plaisir, la considération dans le respect de soi et des autres. Cela passe par une attention portée à l’environnement et donc par l’utilisation de produits de qualité et de saison. Cela passe aussi par l’emploi de produits qui se trouvent au plus proche des fourneaux. Engagé dans la transition alimentaire, il œuvre tout aussi bien dans le secteur privé que public. « Il faut redonner du sens à l’acte de manger car il est fondamental. » L’alimentation est un pilier en lien avec l’environnement, la culture, l’histoire de chaque vie et de toutes sociétés.
Kristiana Kahakauwila
Kristiana Kahakawila dresse un portrait de Hawaï «du point de vue des kanaka Maoli»
Publié cette année chez Au vent des îles, le recueil de nouvelles «39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaïennes en beuverie» – traduction de «This is Paradise» – tente de dresser un portrait des îles Hawaii «du point de vue des kanaka maoli» explique l’autrice. Kristiana Kahakawila a grandi en Californie et s’est installée dans le pays d’origine de son père aujourd’hui en tant que professeur d’université.
Le recueil de nouvelles est sans doute le meilleur moyen qu’avait Kristiana Kahakawila de décrire la multiplicité d’identités des habitants de Hawaii et leurs préoccupations. Hawaïenne par son père, l’autrice a grandi en Californie et enseigne aujourd’hui à la faculté d’Anglais de l’Université Mānoa de Hawaii et à l’Institute of American Indian Arts à Santa Fe. Problématiques foncières, combats de coqs… 39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaïennes en beuverie est la traduction française de son premier ouvrage, This is Paradise, qui compte 6 nouvelles, aux couleurs variées, qui tranchent parfois, mais qui se métissent aussi, jusque dans le langage. Pour traduire le parler local de l’archipel, basé sur l’anglais, le hawaïen mais aussi un peu sur le cantonais, le japonais et le portugais, Mireille Vignol a travaillé avec Chantal Spitz à créer un pidgin plutôt Polynésien, inspiré du français tahitien. Les personnages, très différents, se questionnant sur leur identité et leur avenir, mais aussi celui de l’archipel.
Comment avez-vous trouvé l’inspiration pour « This is Paradise » ?
Les histoires de « This is Paradise » proviennent de plusieurs sources différentes. L’une d’elles a commencé par un article de journal que j’ai lu. Une autre provient d’une histoire de famille. Une autre encore de mon expérience personnelle. Bien que chacune d’entre elles ait pu avoir une situation réelle pour départ, ce sont des œuvres de fiction. L’une des façons dont je romance est de considérer un moment réel sous un angle ou un point de vue différent. Par exemple, c’est comme ça que l’histoire « This is Paradise » est écrite à la première personne du pluriel. En adoptant un point de vue communautaire, j’ai pu explorer plus profondément les expériences de ces femmes du Pacifique.
Quel était votre objectif en écrivant ce livre ?
Je voulais raconter des histoires sur Hawaï du point de vue des kanaka maoli – autochtones hawaïens. J’en avais assez que ces îles soient déformées par ceux qui les ont brièvement visitées et qui ont ensuite écrit à leur sujet. Une deuxième raison pour laquelle j’ai voulu écrire ce livre est que je ne suis pas née ou n’ai pas grandi à Hawaï, bien que je sois kanaka maoli. J’ai été élevée en Californie et mes parents et moi avons passé beaucoup de temps sur l’île de Maui, avec la famille de mon père. J’ai donc cette position unique d’être à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, et je voulais explorer cela, découvrir ce que cela signifie de revenir dans les îles et de s’y installer en tant qu’adulte, ce que j’ai également fait dans la vie réelle.
Mireille Vignol
Nous sommes de passeurs
Elle a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais au français dont, La Baleine tatouée et 39 Bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie parus chez Au Vent des îles. Elle revient sur les particularités de ces deux ouvrages mais aussi sur le rôle, fondamental, du traducteur en littérature.
Vous avez traduit deux ouvrages récemment d’auteurs du Pacifique, que retenez-vous du travail réalisé pour La Baleine Tatouée ?
«J’étais en territoire familier puisque c’est le quatrième roman de Witi Ihimaera que je traduisais. La difficulté résidait surtout dans le fait qu’il existe plusieurs versions de ce roman en anglais. Il a été publié pour la première fois en 1987, et Witi a tendance à remanier ses textes. Je travaillais à partir d’une version destinée à l’international, qui contenait peu de termes maoris. En accord avec l’auteur, nous avons réinséré certains termes existant dans d’autres versions et qui sont maintenant familiers à ses lecteurs, puis ajouté un glossaire.»
Pour 39 Bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie, vous avez eu par contre de nombreux termes en pidgin hawaiien, le créole de cet archipel. Comment avez-vous procédé?
«Avec cet ouvrage, j’étais en terrain plus inconnu. Kristiana Kahakauwila est la première auteure de Hawaii à être publiée chez Au Vent des Iles. J’ai rencontré un problème de taille : la traduction du pidgin hawaiien, un créole très particulier, différent de l’anglais mais compréhensible. Je ne voulais pas utiliser un créole francophone provenant d’une autre région du globe, de l’île de la Réunion ou des Antilles par exemple, j’ai donc demandé à l’écrivaine tahitienne Chantal T. Spitz de m’aider à transposer les passages de pidgin en un français à saveur polynésienne, pour le différencier du reste du texte et pour l’ancrer dans la vaste région que les deux archipels partagent. C’était un processus passionnant.»
Ces deux ouvrages lancent la nouvelle charte graphique d’Au Vent des îles, comment la percevez-vous?
«J’en suis ravie. Ils sont parmi les premiers à avoir bénéficié du talent de Gabrielle Ambrym. On dit en anglais « don’t judge a book by its cover », notre équivalent de « l’habit ne fait pas le moine », mais dans ce cas, vous pouvez juger le livre par sa couverture !»
Quel est, selon vous, le rôle du traducteurau-delà du changement de langue ? Car là n’est pas sa seule intervention.
«Je crois qu’avant « le changement de langue », nous sommes des passeurs et découvreurs de littérature. Ce sont souvent nous qui proposons des livres aux maisons d’édition. Ensuite, une traduction est comme l’interprétation d’un morceau de musique. Le texte original est notre partition, les mots sont nos instruments, mais nous devons orchestrer le tout savamment.
Serge Tcherkezoff
Serge Tcherkézoff ou comment nourrir le regard de l’autre
Avec son dernier ouvrage intitulé Vous avez dit troisième sexe? Les transgenres polynésiens et le mythe occidental de l’homosexualité paru Au vent des îles en 2022, il continue son travaille de déconstruction. Il sert diverses pensées et réflexions sur la table des à priori pour faire tomber les préjugés et réduire les maux.
De quoi nous parle ce nouvel ouvrage intitulé Vous avez dit 3e sexe?
«J’ai examiné les visions occidentales de la sexualité et du genre depuis l’invention du troisième sexe jusqu’à aujourd’hui. Je compare les Samoa où j’ai travaillé à partir des années 1980 et Tahiti où bien des écrits ont été consacrés aux māhu et raerae. J’ai pu étudier ces écrits. Dans ces deux territoires, on retrouve les mêmes parcours de vie pour les hommes qui ne se sentent pas hommes. En tant qu’anthropologue ce qui m’intéresse c’est comment la société appréhende tout cela, et comment cela a été récupéré par le monde tout entier. J’ai voulu dire les retombées de cette vision occidentale. Il y a tout à déconstruire car la vision occidentale est limitée à une vision très sexualisée. C’est dans la lignée du travail que je mène depuis longtemps et des sujets abordés dans Tahiti 1768 – Jeunes filles en pleurs paru en 2013 chez Au Vent des îles.»
De quoi parle-t-il?
«Il traite de la face cachée des premiers contacts et de la naissance du mythe occidental. »
Ce n’est pas le cas? Comment est vue la question de genre par les personnes concernées?
«Pour eux, cela n’a rien à voir avec la sexualité. Ils ne veulent pas apparaître comme une minorité sexuelle, mais une minorité transgenre. Les choses évoluent à Tahiti comme à Samoa ou dans d’autres territoires du Pacifique d’ailleurs. Des associations gagnent en visibilité. On parle également de plus en plus de dysphorie de genre, de cette souffrance éprouvée quand le corps n’est pas en adéquation avec le ressenti, autrement dit quand le corps est considéré en partie comme une erreur. Il reste cependant un tabou, celui des femmes qui se sentent hommes.
À qui s’adresse votre ouvrage?
«À la fois aux lecteurs non polynésiens pour défaire les fausse sidées,car ils sont trop nourris de clichés accumulés sur la Polynésie, mais aussi aux communautés transgenres des pays polynésiens concernées. Le livre peut leur dire à quel point les interrogations qu’elles ont chacune depuis les pays où elles vivent sont proches, malgré la distance géographique etlinguistique.Je ne suis qu’un observateur, je n’ai pas à dire ce que les communautés doivent réclamer ou dire, mais je peux aider à ce que l’on comprenne mieux leurs demandes. »
Witi Ihimaera
Il y a 50 ans, WIti Ihimaera devenait le premier auteur maori publié
C’est avec la traduction française de son roman The whale rider, La baleine tatouée, que Witi Ihimaera célèbre au salon du livre 50 ans de publication. L’objet de son œuvre littéraire a toujours été de constituer un héritage culturel écrit pour les générations futures du peuple maori, comme le lui avait demandé sa grand-mère Teria à qui il rend hommage dans plusieurs de ses livres. Mais c’est une littérature évolutive qu’il crée et recrée à mesure que «nos perspectives sur l’histoire changent».
Au vent des îles a choisi d’éditer en 2022 la traduction française par Mireille Vignol d’un des premiers romans de Witi Ihimaera, The whale rider parmi les 14 qu’il a écrits depuis 1973. La baleine tatouée est un conte porteur de l’histoire et des traditions maories. Sorti pour la première fois en 1987, The whale rider est aujourd’hui le roman néo-zélandais le plus traduit au monde et sur les écrans de cinéma aussi avec Paï, l’élue d’un peuple nouveau. Au cœur de l’intrigue, il y a le lien mystérieux entre Kahu et les tohora, baleines dont l’existence est étroitement liée à celle de son peuple. Kahu naît première de sa génération pour la tribu de son père. Mais c’est la naissance du prochain chef du clan que son grand-père attendait et elle grandit avec sa déception à lui, mais aussi avec l’amour de sa grand-mère.
Comment t’es-tu intéressé à l’écriture ? Sur quels thèmes écris-tu généralement ?
Ma grand-mère Teria a été mon grand mentor et il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à elle. « Fais du bon travail pour les iwi » disait-elle. Elle était conteuse, tout comme mon père, et en grandissant, j’ai entendu de nombreuses histoires sur les Maoris. Cette carrière ne concerne pas que moi, elle a aussi consisté à faire prospérer une tradition littéraire écrite maorie comme un pūtea, un capital pour l’avenir.
Ce fut une carrière merveilleuse, parfois difficile, car les Māori ont toujours été une minorité à Aotearoa – aujourd’hui environ 12 % de la population. Ma grand-mère m’a confié la tâche difficile de littéralement décoloniser la littérature néo-zélandaise. Les écrivains maoris ont dû se battre durement pour y arriver, mais il n’y a qu’à voir le résultat.
Pourquoi est-ce que tu continues à faire évoluer tes œuvres ?
Avec cette longue carrière, chaque fois que mon éditeur veut ressortir un de mes livres, j’ai toujours envie de le mettre à jour, pour qu’il soit pertinent pour les générations contemporaines. Par exemple, à l’occasion du 50e anniversaire de Pounamu, Pounamu j’ai réécrit les histoires pour la quatrième fois, c’est de plus en plus difficile ! Et l’année prochaine, pour le 50e anniversaire de Tangi, ce sera la troisième version du texte entièrement réécrit.
D’un point de vue artistique, je n’ai jamais pensé que la littérature était statique. Et parce que mon travail est principalement basé sur l’histoire, il change avec les nouvelles perspectives sur le passé. Mes histoires sont organiques, elles prennent différentes formes à mesure que nous acquérons de nouvelles connaissances sur nous-mêmes.